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Other Writings
Aceum, Association Canadienne Des Ecoles Universitaires
De Musique
Journal, Vol. 2, No. 2, Fall, 1972
La Pyramide à l'envers
Le titre de cette communication a été emprunté à une
remarque faite par Pierre Boulez aux étudiants de
notre Faculté, pour décrire en général
le monde de l'éducation musicale d'aujourd'hui : il
s'agit d'une véritable pyramide à l'envers,
en ce que les jeunes de talent ne se préparent que
pour devenir des vedettes - une situation qui est perpétuée
surtout par les conservatoires et l'enseignement privé.
Cependant, dans mon expérience de professeur de piano
aux Etats-Unis et au Canada, j'ai fait la connaissance d'une
autre pyramide à l'envers, qui, d'une façon,
contredit la première : celle qui contraint les institutions
universitaires, c'est à dire d'études supérieures, à donner
des cours d'instruction dans les notions les plus rudimentaires
et fondamentales d'une certaine sp é cialisation -
et à permettre ainsi la montée aussi bien que
la graduation de bien d'incompétence. La
première pyramide est soutenue sur ce continent par
une psychologie où la competition, loin d'évoquer
quelque chose de négatif, de l'arrivisme, signifie
bien au contraire une vertu, la seule voie vers le but qui
est le succès. En ce qui concerne la deuxième
pyramide, j'ai été témoin de trop de
chagrin et de découragement de la part d'étudiants
doués, mais victimes de tant de gaspillage de jeunes
ressources, pendant la période la plus féconde
et plastique de leur formation, pour ne pas en être
préoccupée. Mon travail et mes observations
au Canada étant limités à trois Provinces
- l'Ontario, l'Alberta et la Terre-Neuve, peut-être
que ce que j'ai à dire n'est pas pertinent aux autres
Provinces, ou bien ne réussit qu'à enfoncer
une porte ouverte. Mais plus qu'attirer l'attention sur ces
deux problèmes qui corrodent les grandes ressources
potentielles de la musique du pays, j'espère ajouter
mes suggestions sur la manière de les affronter.
On a essayé (je pense à Northrop Frye et à d'autres)
d'expliquer le manque de génie représentatif
dans un pays autrement béni de talent et on a trouvé des
réponses diverses en ce qui concerne la littérature.
A mon avis, il n'y en a qu'une en ce qui concerne la musique
: le sol n'est pas fertilisé, pas selon les exigences
d'une vision de longue portée. Malgré le talent
qui sort des gènes musicaux des différentes
cultures du pays, la plupart des étudiants de musique
arrivent à l'université quand il est déjà trop
tard pour développer et réaliser leurs possibilités.
Nos Facultés de musique deviennent des centres de
réhabilitation-musicale, technique et psychologique.
Les quelques plans de longue portée sont frustrés
par la fragmentation des études et par les exigences
de toutes les épreuves, examens, jurys, récitals,
travaux écrits, exigences qui sont de short-order,
et ignorent le rythme individuel de la maturation et de la
préparation nécessaire. Il est impossible de
rattraper le temps perdu. Il devient surtout difficile, à l'âge
universitaire, de commencer à concevoir la musique
comme une vocation, un mode de vie, et non plus comme un
chemin vers la célébrité ou l'emploi.
Combien de nos étudiants possèdent la fortitude
intellectuelle et spirituelle pour affronter, à la
fin des études officielles, un probable chômage
ou le manque d'occasions pour une carrière de soliste?
Les "Jean-Christophe" ont disparus, sauf, comme
Szigeti raconte, parmi certains élèves japonais.
Pourtant il y aurait des solutions aussi bien au chômage
qu'aux problèmes des solistes, si seulement on réussissait à redresser
les deux pyramides et les bien planter sur leur base logique.
Au sommet, il y a maintenant d'un côte la spécialisation
excessive, de l'autre le manque de vraie culture.
Comme les hommes de sciences nous le rappellent, c'est
la spécialisation excessive qui mène à l'extinction
de toutes formes de vie. C'est à cela que la remarque
de Pierre Boulez s’adressait. Les légions de
jeunes instrumentalistes qui contemplent une vie de virtuose
basée sur leur corvée à l'instrument
et sur l'espoir de gagner aux concours, risquent de devenir
les dinosaures de la musique. Dans un monde musical en transition
on peut déjà observer que ce sont les musiciens
les plus complets qui aujourd'hui sont les plus actifs, les
plus recherchés et les plus satisfaits dans leur travail,
parce que leur préparation leur permet la flexibilité,
l'adaptation. Ils sont à la fois exécuteurs,
compositeurs, essayistes, producteurs, chefs d'orchestre,
etc. Si on recherche le fond d'un Boulez, d'un Gould, d'un
Bernstein, ou d'un Barenboim, on y trouve toujours le même
dessin: d'abord cette combinaison de gènes et d'ambiance
culturelle qui, dans l'histoire, d'après les anthropologues,
a atteint l'équilibre parfait chez un Mozart ; puis,
au moment juste, un centre de programmation pour le futur,
une école, un maître, ou plusieurs.
Dans son essai, The Music of the New Life, tiré d'une
conférence, Buckminster-Fuller raconte comment les éducateurs
américains, secoués par le Sputnik, se précipitèrent à analyser
la formation des hommes de science de premier rang en Amérique,
pour trouver des réponses concernant le développement
de futurs savants de premier ordre (1). On trouva qu’ils
sortaient de petits collèges d’arts libéraux
et qu’ils attribuaient leur développement à leur
contact personnel avec un bon professeur. La clé,
dit Buckminster Fuller, était l'individualisme. Ce
facteur personnel représente le grand avantage de
nos départements de musique en comparaison aux autres
facultés universitaires ; et pourtant, parmi les musiciens
de premier ordre du Canada, combien peut-on en nommer qui
sont sortis de ces départements? Combien peut-on espérer
en produire dans le futur? S'il y en a, ce seront toujours
des candidates qui, avant d'atteindre le niveau universitaire,
seront passés, au bon moment, par un centre de programmation
et qui seront par conséquent capables de soutenir
les demandes des cours et de programmes de n'importe
quelle université. Il s'agit donc d'une question de timing aussi
bien que de programming. L'individualisme tout seul
n'est pas la clé si on ne commence pas à la
base. Par exemple, tout récemment plusieurs centaines
d'épreuves écrites d'harmonie sont parvenues
par la poste à Toronto ; le reproche des examinateurs
du Conservatoires est le même que celui des professeurs
d'universités : les jeunes élèves do
not hear, parce que leurs épreuves sont assez
mauvaises. Et pourtant ils reçoivent beaucoup d'attention
individuelle. C'est que leurs exercices d'harmonie ressemblent à l'exercice
qu'on fait sur une chaise pour apprendre à nager -
et comme l'élément essentiel pour la natation
c'est l'eau, le sine qua non de la perception et
de la capacité musicale c'est l'immersion dans la
musique. Avant de pouvoir reconnaître qu'on parle
en prose, il faut d'abord avoir appris à parler,
tandis que les jeunes élèves qui s’efforcent
de gagner de la facilit é ou même de l'éloquence,
tout en restant illettrés, travaillent dans le vide,
le discours musical n'étant pas dans l'air qu'ils
respirent. Pour la plupart des jeunes élèves
du pays, un centre musical tel que le conservatoire n'est
qu'un Big Brother quelque part pour lequel on prépare
des examens.
L'adoption de programmes d'éducation musicale dans
les écoles primaires et secondaires, l'attention donnée
aux différentes méthodes de Kodaly, de Suzuki
et d'Orff, offrent une promesse de crée pour la jeunesse
les expériences auditives et musicales les plus nécessaires.
Mais il existe en Amérique du Nord une division départementale
entre ce qu'on appelle musique et ce qu'on appelle music
education: division qui est incompréhensible
aux musiciens de formation européenne. En Italie,
par exemple, c'est la masse générale des écoliers
qui souffre du manque de cours de musique, les récents
programmes d'éducations musicale étant encore
loin des possibilités et des moyens qu'on trouve sur
ce continent ; en plus, la grandeur d'une tradition rend
difficile l'adoption de méthodes d'éducation
pour amateurs. Par contre ici, celui qui souffre
le plus du manque de guide convenable, de discipline, au
moment le plus décisif et le plus sensible, le vrai under-privileged
child, c'est l'enfant doué.
Dans sa conférence aux éducateurs de musique
(donnée à Washington en 1964), Buckminster
Fuller a d é montré la folie des dépenses
de millions de dollars pour l'éducation des adultes,
une dépense qui n'est pas seulement hors de proportion
comparée à celle pour les enfants, mais aussi
hors de la réalité neurophysiologique du cerveau
humain(2.)
Apparently we start life with a given total braincell capacity, component areas
of which are progressively employed in a series of events which are initiated
entirely in the brain of the individual by present chromosomic "alarm
clocks…. " One by one the brain's alarm clocks and the chromosome " ticker-tape " instructions
inaugurate use of the child's vast inventory of intercoordinate capabilities
and faculties. The child is not in fact taught and cannot be taught
by others to inaugurate any of these capabilities. He teaches himself - if
given the chance - at the right time.
A l'âge de quatre ans, continue Buckminster Fuller,
50% de la capacité totale de l'enfant pour avancer
est mise en fonction; encore 30% a huit ans, 12% à treize,
le dernier 8% à dix-sept ans. Après cela on
peut seulement se perfectionner. Si ces capacités
ne sont pas utilisées à leur inception, elles
s'arrêtent; bien que possible, il est très rare
que des individus trouvent plus tard les moyens "de
r o uvrir leur facultés cortexiales abandonnées" (3).
Or, la plus grande partie de l'aide financière est
dirigée aux études supérieures, aux "plus
de dix-sept ans." "The great bulk of government
educational funds is being applied 'after the horse has fled
the barn' "(4)
Il est touchant de livre la grande sagesse que Buckminster
Fuller attribue aux éducateurs de musique, qu'il adresse
comme artistes, musiciens, qui ne sont jamais touchés
par "les coutumes ignorantes de l'éducation de
la société" et qui possèdent ce
sens qu'il appelle compréhensiviste qui seul pourrait
sauver le monde (5); c'est un sens qui dérive, d'après
lui, de leur expériences de composition, d'orchestration
et de direction (6) - ce qui veut dire, de leur connaissance
profonde d'abord des lois de structure et de programming;
puis des lois des combinaisons et de l'intégration
; et le tout avec le sens du moment juste.
Malheureusement, en musique aussi il y a des victimes d'un
système illogique d'éducation, où les
opportunités pour appendre, et tout aide financière
arrivent "after the horse has fled the barn." L'enfant
doué, quand les alarm-clocks réveillent
ses capacités musicales, a besoin d'un centre où il
peut mieux les développer. Le centre idéal
est la maison, et après, ce que j'appelle l'école
préparatoire. Le vieux conservatoire de type européen
ne prépare pas les jeunes pour la réalité de
la vie musicale d'aujourd'hui ; de l'autre côté,
les départements de musique de type américain
offrent une préparation qui arrive trop tard. A mon
arrivée au Canada des Etats-Unis, c'était une
surprise tellement agréable d'y trouver l'existence
d'un système de conservatoires unifié dans
le pays entier. Je pensais qu'il pourrait offrir une fusion
splendide de la conception européenne et des explorations éducatives
américaines. Je pensais surtout qu'il s'agissait d'un
système de branches locales qui fonctionnaient comme
de petits centres de radiation musicale. C'était bien
déconcertant d'apprendre que pour des milliers d'enfants
le mot conservatoire musicale ne signifiait qu'on
syllabus et un examen dans le sous-sol d'une église.
L'établissement de tas de centres préparatoires
paraît à certains rêveurs une solution à portée
de la main. Ici à London, par exemple, il y aurait
même un bâtiment idéal, déjà prêt,
quand notre Faculté de Musique déménage
cet automne. Dans un tel endroit, qui n'est plus une abstraction,
l'enfant doué, guidé vers l'apprentissage d'une
discipline artistique et non pas vers having fun,
trouverait un centre offrant l'attention individuelle ainsi
que la possibilité de suivre des cours; il y entendrait
le répertoire de tous les niveaux qu'il va lui-même
apprendre ; il s'y formerait des images vivantes grâce
aux concerts et à la discothèque ; il pourrait
donc cultiver son oreille, surtout l'oreille intérieure
et développer son sens de structure rythmique à l'aide
d'un rigoureux travail de solfège - cet outil essentiel
qui est mystérieusement tout à fait n é gligé en
dehors du Québec. Cette culture de base qui permet à l'enfant
de former et de développer sa personnalité de
musicien, et qui à l'avenir permettre tant d'épanouissement
latéral aussi bien qu'en profondeur, est bien loin
de ce que peut offrir l'éducation musicale des écoles
publiques américaines. Le mot education employé pour
définir un sujet qui est "tout préparé" par
les éducateurs, plutôt qu'une longue et laborieuse
acquisition personnelle, surprendrait William James qui pensait
que "to be educated is knowing a good man when you see
him." Le pouvoir de reconnaître, de déchiffrer
les signes, de voir des rapports, demande en musique comme
dans la vie une discipline perpétuelle, qu'aucun spoon-feeding,
aucun short-cut, aucun smattering ne peut
substituer. En même temps que les principes de self-teaching,
c'est à l'école préparatoire que l'enfant
doué devrait apprendre les habitudes et les attitudes
qui préviennent l'exhibitionnisme musical.
Les meilleures écoles de musique du monde sont celles
où l'instruction d'école primaire et secondaire
est intégrée à leur structure. Il y
a des exemples d'excellence sur ce continent, tel que l 'Ecole
Nationale du Ballet, au Canada, la High School of Performing
Arts de New York, la nouvelle North Carolina School of the
Arts, qui incorporent les études régulières
d'autres écoles d'une façon qui permet une
intégration, un manque de gaspillage et de dispersion
qu'on devrait bien pouvoir imiter dans chaque Province du
Canada. Les cours de rattrapage à l'université sont
de valeur négligeable, malgré tous leurs programmes
de ear-training, de sight-reading, improvisation, transposition,
quand malheureusement les alarm-clocks pour l'initiative
et l'exploration personnelle, qui seules mènent à la
maîtrise, se sont arrêtés depuis longtemps.
Ces centres d'études musicales, plus avancés
et concentrés que ceux des écoles publiques,
devraient pourtant entretenir des liaisons de fécondation
réciproque avec les écoles primaires et secondaires,
aussi bien qu'avec les universités. Du point de vue économique,
quelle meilleure occasion pour nos diplômés,
inquiets à cause du chômage, que de commencer
leur apprentissage d'instituteurs dans ces écoles
préparatoires ? Et du point de vue de la profession, à dix-sept,
dix-huit ans, avec ses racines artistiques et culturelles
déjà solides, le jeune musicien qui arrive à l'université peut
choisir ses études dans un autre domaine sans rien
pendre; et le jeune virtuose qui ne veut pas devenir un dinosaure,
aura toute la possibilité d'explorer des horizons
nouveaux à intégrer avec sa préparation.
La question des écoles préparatoires est
donc une question de bon timing. C'est au bon moment
que les jeunes élèves douées y apprendraient
leur répertoire et y étudieraient la littérature
et les matières fondamentales, ce qui maintenant ne
se fait qu'à l'université et qui pourrait être
analysé. A l'âge de leur grande flexibilité ils
pourraient développer leur intelligence musicale comme
instrument de sélection et de déchiffrement
de codes artistiques ; leur jeune énergie leur permettrait
d'accumuler ces expériences de jeu d'ensemble, de
lecture, d'écoute de bon concerts, qui seules permettant
la lente maturation d'un musicien. Les diplômés
des écoles préparatoires devraient aider à l'établissement
de centres semblables dans les petites villes du pays, qui
donneraient des cours d'instruction plus complète
aux jeunes de talent qui dépendent maintenant seulement
des leçons privées. Ou bien les diplômés
pourraient continuer leurs études : c'est après
leur période de préparation que les études
universitaires deviendraient pour eux le stage de perfectionnement
- perfectionnement qui ne signifie ni spécialisation
limitée, ni généralisation superficielle,
mais cet épanouissement latéral et en profondeur
que les universités de l'Amérique du Nord pourraient
permettre à un degré beaucoup plus haut que
les académies de perfectionnement européennes.
Buckminster Fuller nous rappelle que le changement dans
le système d'école sera tellement rapide, que "si
on ose et si on prend le pas le plus grand, on arrivera juste à temps." (7)
La possibilité de ramification des études au
niveau universitaire se présente d'abord dans les
domaines de la radio et télévision, du cinéma
et du théâtre, de la psychologie, de l'anthropologie
et ethnomusicologie, de la critique musicale. L'expérience
universitaire représenterait donc un travail de compréhension
selon la conception de Buckminster Fuller, c'est à dire
avec une "pénétration suffisamment profonde" dans
les domaines en dehors de la musique pour permettre la meilleure
intégration possible (8).
L'épanouissement et l'intégration devraient
concerner d'abord les nouveaux moyens de communication, dont
l'immense pouvoir est encore ignoré par nos programmes.
La composition avec sons et images, l'expérimentation
et l'enseignement de sa façon la plus originelle à travers
la radio et la télévision, offrent des opportunités
innombrables qui attendent encore à être développées
et exploitées. Même pendant la guerre, c'était
la radio en Europe qui a élevé toute une génération
d'enfants autrement privés de la possibilité d'entendre
la grande musique et ses interprètes. Non seulement
sur le plan local et national, mais aussi à l'école
préparatoire de musique et à l'université même,
les programmes de radio et de télévision, en
même temps que l'enregistrement vid é o, pourraient
suppléer et enrichir les programmes d'études,
par des documentaires, des analyses du jeu de grands interprètes,
des leçons de toute sorte. "TV antennas [dit
Bunkminster Fuller] bristle from the rooftops of everyone
of the world's worst slums. The pipelines for great teachers
to reach the eager brains of the otherwise underprivileged
billions already exist." (9) Seulement l'université pourrait
racheter la TV de sa dissipation actuelle ; on sait déjà l'impact
que les récentes expériences avec la Open University
ont eu en Angleterre : elles sont en harmonie avec tout ce
que Buckminster Fuller a prévu. D'abord les programmes
ne sont pas laissés entre les mains des spécialistes,
mais d'une équipe intégrée d'académiciens,
de pédagogues et de producteurs dont le travail reste
personnel. Le résultat est loin de cette impersonnalité qu'on
impute à la; bien au contraire, la présence,
le sens d'intimité avec le professeur peuvent être
plus forts que dans les classes encombrées des universités,
ou dans les salles de concert. Ça ne veut pas dire
qu'il ne vaut plus la peine d'aller à pied entendre
un Buxtehude, mais si on ne le peut pas, la TV peut devenir
un outil magique de substitution.
Le but de cette présence que des millions
peuvent éprouver grâce à la TV est bien
contraire au but de Glenn Gould, cet enfant terrible le plus
doué au Canada, qui croit à une plus grande
moralité dans les enregistrements radio télévisés
que dans les concerts à cause de leur distance
; et il en fait la comparaison avec la guerre aux missiles
qui est "slightly more moral" que celle avec les
lances (10). Cette défense et cette approbation de "distances
de plus en plus grandes" qui d'après Glenn Gould
distinguent l'homme évolué du carnivore,
rappelle le portrait que Buckminster Fuller donne des grands
spécialistes, isolés comme les étoiles
les plus reculées du firmament. En se rapportant à ce
que Alfred North Whitehead avait écrit à ce
sujet, il raconte comment le culte du spécialiste
est né à Harvard au début du siècle.
Le but était de créer des all-star culture
teams imitant les all-star teams du baseball
et du football américains. Mais le résultat
de la séparation des départements était
que les spécialistes qui en sont sortis manquaient
du sens de la participation, de la coordination et de la
coopération - c'est à dire du sens d'une structure
totale que Buckminster Fuller appelle compréhensive.
Les spécialistes étaient incapables d'intégrer
leur découvertes pour le bien de leur société (11).
Dans la musique, l'idée de spécialiste, particulièrement
de star de l'exécution, est alimentée,
comme j'ai dit au début, par le culte de la compétition.
J'ai souvent comparé le système qui fait que
les jeunes canalisent leurs efforts vers le sommet avec un
séminaire ou tous les séminaristes étaient
instruits à devenir pape - au lieu de participer à une
vie qui était bonne en elle-même, et dans laquelle,
parfois, quelqu'un est choisi pour servir sur un degré de
plus haute responsabilité. La prolifération
de concours pour solistes nourrit de plus en plus cet esprit
négatif de la compétition. La bonne intention,
surtout dans les petits centres, d'aider les jeunes financièrement
et de découvrir le talent du Canada, est frustrée
par le mal, d'ordre aussi pratique que psychologique que
ces concours perpétuent. D'abord, comme ailleurs,
il est impossible pour les communautés musicales d'absorber
dans des concerts tous les lauréats de chaque concours
- local, régional, provincial, national, international,
de cette année, des années passées et
prochaines. Le désir de gagner, de battre les autres,
qui dégrade le jeune artiste, est aussi le résultat
du culte de la publicité qui seule crée actuellement
ce public dont le jeune soliste a besoin pour son développement.
Pour les étudiants qui viennent à l'université et
pour lesquels la compétition est la seule force propulsive
qu'ils reconnaissent, il est très difficile d'acquérir
un sens de service pour la musique ; et parce que l'attitude
la plus commune est celle de get-rich-quickly, il
devient très dur pour un professeur de leur faire
comprendre la nécessité du long apprentissage
sans lequel on ne peut pas former un musicien, développer
un caractère, une personnalité artistique.
Mais la tâche du professeur devient presque impossible
quand la conception du stardom comme le seul but
qui compte est soutenue chaque jour par la presse. Il y a
par conséquent parmi les jeunes une tendance destructive
de se comparer, de se mesurer toujours avec les autres, au
lieu de prendre conscience de leur propre nature et de la
cultiver. Comment peut-on contrebalancer l'effet de la façon
même de la presse de faire de la publicité -
par exemple pour Van Cliburn à Toronto: "The
first ever Tchaikowski Competition winner, peforming
the equally brilliant Emperor Concerto…. " Récemment
dans le quotidien national The Globe and Mail et
aussi dans la revue Mclean's, l'épithète second
rate était accordée à deux jeunes
pianistes canadiens, respectivement par un critique de télévision
et par un photographe. L'un se demandait pourquoi ce pianiste
(Marek Jablonski), qui savait si certainement être second-rate,
continuait à jouer. L'autre déclarait qu'il
refusait même d'aller écouter un pianiste (Claud
Savard) auquel il faisait le reproche de ne pas être
de premier ordre. Il y a tout un monde psychologique qui
empêche l'étudiant de comprendre ce que Nadia
Boulanger répétait sans cesse, que "Chaque
pierre de la cathédrale est sacrée," c'est à dire,
que la musique peut être servie, et a besoin de l'être,
sur des degrés différents et tous également
valides; et qu'un sommet de musiciens de premier rang est
possible seulement en relation avec la solidité d'une
base qui le soutient et le fortifie. A mon avis, les organisations
qui soutiennent maintenant les concours locaux pourraient
mieux contribuer à l'établissement d'écoles
préparatoires en association aux écoles et
aux universités, et les appuyer dans leurs activités
de toute l'année. Ce n'est pas dans le vide,
mais par cet appui à la base que le génie représentatif
canadien peut se développer, avec de nombreuses couches
de talents de second ordre qui l'aideront à se manifester.
Probablement les deux critiques mentionnés n'ont jamais
entendus les Gondoliers de Gilbert and Sullivan et leur "where
everyone is somebody, no-one's anybody."
Après la radio et la télévision, c'est
certainement le domaine de la critique musicale que les étudiants
au niveau universitaire pourraient explorer. Ce n'est pas
une garantie pour produire éventuellement la contrepartie
canadienne d'un Schumann ou d'un Berlioz, mais à l'état
actuel il n'y a pas d'assurance non plus de produire un Heine
ou un Shaw. C'est que sur ce continent il y a aussi un culte
spécial de l'opinion et pour ceux qui arrivent d'Europe,
surtout s'ils ont connu la dictature, c'est toujours une
grande expérience d'entendre la question posée
aux enfants : "And what's your opinion, Johnny
?" C'est toute une nouvelle dimension. Mais malheureusement
on découvre assez vite que ces enfants fortunés
deviennent souvent des adultes qui croient que l'expression
d'une opinion est plus importante que sa qualité.
Pire encore, cette attitude est tolérée même
dans le service de buts culturels, tels que les comptes rendus
de la presse : il n'y a pas de distinction, telle qu'elle
existe en Europe, pour déterminer d'abord de qui est
cette opinion. En Italie, par exemple, ce sont les compositeurs
renommés qui écrivent pour les meilleurs journaux
: poètes, peintres, écrivains, pédagogues,
musicologues, tous bien connus pour leur propre travail -
qui est aussi sous les yeux de la critique ; et quand il
ne sont pas disponibles, il y a le cronista qui
décrit l'événement, peut-être
les applaudissements, mais sans formuler un jugement, sans être
nuisible, tout en restant utile en ce qui concerne les informations
pour le public. Ce type de cronista pourrait bien
remplacer certaines spécialistes de la critique musicale
canadienne, jusqu'à l'apparition sur les pages des
journaux des opinions des vrais path makers, comme
Peter Brook a si bien appelés les critiques.
Les changements que M. Brook a apportés au théâtre
et à la vie autour du théâtre d'aujourd'hui,
sont les mêmes que Pierre Boulez promet dans la vie
musicale. Je ne vois aucune autre manière de préparer
les jeunes canadiens de talent pour cette nouvelle direction
vers l'inconnu, que de les assister le plus tôt possible
et de leur donner tous les outils à notre disposition
afin qu'ils soient libres d'avancer seuls vers "la musique
de la nouvelle vie." Il y a ce vieux conte des trois
tailleurs de pierre qui travaillaient pendant qu'on construisait
une cathédrale, et un voyageur demanda à chacun
d'eux ce qu'il faisait. Le premier a répondu que c'était évident,
il coupait des pierres ; le deuxième, qu'il était
en train de gagner son pain ; et le troisième dit: "Moi,
je bâtis la cathédrale." Si on demandait à nos étudiants
ce qu'ils font quand ils travaillent leurs morceaux, la plupart
répondraient qu'ils "répètent";
les autres, qu'ils travaillent pour leur récital,
ou examen. Mais c'est seulement celui dont la préparation
lui permet de répondre qu'il fait de la musique,
qui pourra avancer, quels que soient les changements qui
attendent la vie musicale.
Il faudrait que j'emploie d'autres images que pyramides
et cathédrales pour parler du monde musical, peut-être
dôme, puisqu'il signifie "un plan circulaire,
bâti de manière à exercer la même
poussée dans toutes les directions." C'est naϊ f
et plutôt visionnaire, bien sûr, mais cela rappelle
Buckminster Fuller et le titre de son livre qui contient
le discours aux éducateurs de musique ; ce titre est Utopia
or Oblivion. Ça vaut pour la musique aussi, c'est
aussi notre préoccupation. Son discours se termine
ainsi :
I think it is important that you realize that within the next ten years the
world of science and the world of seemingly very pragmatic affairs may be turning
to the world of music for leadership in fostering the spontaneous development
of the most powerfully coordinate capabilities of evoluting life (12).
C'est une prospective plutôt inquiétante que d'imaginer le sort
du monde confié à nos étudiants d'orchestration et de
direction, sinon aux solistes. Mais peut-être, s'il y en a de plus en
plus qui apprennent à faire de la musique, qui savent penser
en structure, structure totale, alors nous pourrons mériter qu'on nous
dise :
You…may be recognized as dealing with the sensitive mainspring of life
itself, because of which you may find yourselves called by society to perform
its most responsible task allowing life to succeed (13).
Il faut se dépêcher et préparer le terrain pour tous ces
petits réveil-matins qui font signe.
University of Western Ontario
- In Utopia or Oblivion: The prospects for Humanity.
Bantam, 1969, pp. 20-21.
- Op . cit., p. 25-26.
- Op . cit., p. 27.
- Op . cit., p. 26.
- Op . cit., p. 43.
- Op . cit., p. 38-39.
- Op . cit., p. 52.
- Op . cit., p. 41.
- Op . cit., p. 22.
- Interview with Edwin Newman on CBS.
- Op . cit., p. 33-34.
- Op . cit., p. 78.
- Op . cit., p. 79.
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