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Dr. Damjana Bratuz
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Other Writings

Aceum, Association Canadienne Des Ecoles Universitaires De Musique
Journal, Vol. 2, No. 2, Fall, 1972

La Pyramide à l'envers

Le titre de cette communication a été emprunté à une remarque faite par Pierre Boulez aux étudiants de notre Faculté, pour décrire en général le monde de l'éducation musicale d'aujourd'hui : il s'agit d'une véritable pyramide à l'envers, en ce que les jeunes de talent ne se préparent que pour devenir des vedettes - une situation qui est perpétuée surtout par les conservatoires et l'enseignement privé. Cependant, dans mon expérience de professeur de piano aux Etats-Unis et au Canada, j'ai fait la connaissance d'une autre pyramide à l'envers, qui, d'une façon, contredit la première : celle qui contraint les institutions universitaires, c'est à dire d'études supérieures, à donner des cours d'instruction dans les notions les plus rudimentaires et fondamentales d'une certaine sp é cialisation - et à permettre ainsi la montée aussi bien que la graduation de bien d'incompétence. La première pyramide est soutenue sur ce continent par une psychologie où la competition, loin d'évoquer quelque chose de négatif, de l'arrivisme, signifie bien au contraire une vertu, la seule voie vers le but qui est le succès. En ce qui concerne la deuxième pyramide, j'ai été témoin de trop de chagrin et de découragement de la part d'étudiants doués, mais victimes de tant de gaspillage de jeunes ressources, pendant la période la plus féconde et plastique de leur formation, pour ne pas en être préoccupée. Mon travail et mes observations au Canada étant limités à trois Provinces - l'Ontario, l'Alberta et la Terre-Neuve, peut-être que ce que j'ai à dire n'est pas pertinent aux autres Provinces, ou bien ne réussit qu'à enfoncer une porte ouverte. Mais plus qu'attirer l'attention sur ces deux problèmes qui corrodent les grandes ressources potentielles de la musique du pays, j'espère ajouter mes suggestions sur la manière de les affronter.

On a essayé (je pense à Northrop Frye et à d'autres) d'expliquer le manque de génie représentatif dans un pays autrement béni de talent et on a trouvé des réponses diverses en ce qui concerne la littérature. A mon avis, il n'y en a qu'une en ce qui concerne la musique : le sol n'est pas fertilisé, pas selon les exigences d'une vision de longue portée. Malgré le talent qui sort des gènes musicaux des différentes cultures du pays, la plupart des étudiants de musique arrivent à l'université quand il est déjà trop tard pour développer et réaliser leurs possibilités. Nos Facultés de musique deviennent des centres de réhabilitation-musicale, technique et psychologique. Les quelques plans de longue portée sont frustrés par la fragmentation des études et par les exigences de toutes les épreuves, examens, jurys, récitals, travaux écrits, exigences qui sont de short-order, et ignorent le rythme individuel de la maturation et de la préparation nécessaire. Il est impossible de rattraper le temps perdu. Il devient surtout difficile, à l'âge universitaire, de commencer à concevoir la musique comme une vocation, un mode de vie, et non plus comme un chemin vers la célébrité ou l'emploi. Combien de nos étudiants possèdent la fortitude intellectuelle et spirituelle pour affronter, à la fin des études officielles, un probable chômage ou le manque d'occasions pour une carrière de soliste? Les "Jean-Christophe" ont disparus, sauf, comme Szigeti raconte, parmi certains élèves japonais. Pourtant il y aurait des solutions aussi bien au chômage qu'aux problèmes des solistes, si seulement on réussissait à redresser les deux pyramides et les bien planter sur leur base logique. Au sommet, il y a maintenant d'un côte la spécialisation excessive, de l'autre le manque de vraie culture.

Comme les hommes de sciences nous le rappellent, c'est la spécialisation excessive qui mène à l'extinction de toutes formes de vie. C'est à cela que la remarque de Pierre Boulez s’adressait. Les légions de jeunes instrumentalistes qui contemplent une vie de virtuose basée sur leur corvée à l'instrument et sur l'espoir de gagner aux concours, risquent de devenir les dinosaures de la musique. Dans un monde musical en transition on peut déjà observer que ce sont les musiciens les plus complets qui aujourd'hui sont les plus actifs, les plus recherchés et les plus satisfaits dans leur travail, parce que leur préparation leur permet la flexibilité, l'adaptation. Ils sont à la fois exécuteurs, compositeurs, essayistes, producteurs, chefs d'orchestre, etc. Si on recherche le fond d'un Boulez, d'un Gould, d'un Bernstein, ou d'un Barenboim, on y trouve toujours le même dessin: d'abord cette combinaison de gènes et d'ambiance culturelle qui, dans l'histoire, d'après les anthropologues, a atteint l'équilibre parfait chez un Mozart ; puis, au moment juste, un centre de programmation pour le futur, une école, un maître, ou plusieurs.

Dans son essai, The Music of the New Life, tiré d'une conférence, Buckminster-Fuller raconte comment les éducateurs américains, secoués par le Sputnik, se précipitèrent à analyser la formation des hommes de science de premier rang en Amérique, pour trouver des réponses concernant le développement de futurs savants de premier ordre (1). On trouva qu’ils sortaient de petits collèges d’arts libéraux et qu’ils attribuaient leur développement à leur contact personnel avec un bon professeur. La clé, dit Buckminster Fuller, était l'individualisme. Ce facteur personnel représente le grand avantage de nos départements de musique en comparaison aux autres facultés universitaires ; et pourtant, parmi les musiciens de premier ordre du Canada, combien peut-on en nommer qui sont sortis de ces départements? Combien peut-on espérer en produire dans le futur? S'il y en a, ce seront toujours des candidates qui, avant d'atteindre le niveau universitaire, seront passés, au bon moment, par un centre de programmation et qui seront par conséquent capables de soutenir les demandes des cours et de programmes de n'importe quelle université. Il s'agit donc d'une question de timing aussi bien que de programming. L'individualisme tout seul n'est pas la clé si on ne commence pas à la base. Par exemple, tout récemment plusieurs centaines d'épreuves écrites d'harmonie sont parvenues par la poste à Toronto ; le reproche des examinateurs du Conservatoires est le même que celui des professeurs d'universités : les jeunes élèves do not hear, parce que leurs épreuves sont assez mauvaises. Et pourtant ils reçoivent beaucoup d'attention individuelle. C'est que leurs exercices d'harmonie ressemblent à l'exercice qu'on fait sur une chaise pour apprendre à nager - et comme l'élément essentiel pour la natation c'est l'eau, le sine qua non de la perception et de la capacité musicale c'est l'immersion dans la musique. Avant de pouvoir reconnaître qu'on parle en prose, il faut d'abord avoir appris à parler, tandis que les jeunes élèves qui s’efforcent de gagner de la facilit é ou même de l'éloquence, tout en restant illettrés, travaillent dans le vide, le discours musical n'étant pas dans l'air qu'ils respirent. Pour la plupart des jeunes élèves du pays, un centre musical tel que le conservatoire n'est qu'un Big Brother quelque part pour lequel on prépare des examens.

L'adoption de programmes d'éducation musicale dans les écoles primaires et secondaires, l'attention donnée aux différentes méthodes de Kodaly, de Suzuki et d'Orff, offrent une promesse de crée pour la jeunesse les expériences auditives et musicales les plus nécessaires. Mais il existe en Amérique du Nord une division départementale entre ce qu'on appelle musique et ce qu'on appelle music education: division qui est incompréhensible aux musiciens de formation européenne. En Italie, par exemple, c'est la masse générale des écoliers qui souffre du manque de cours de musique, les récents programmes d'éducations musicale étant encore loin des possibilités et des moyens qu'on trouve sur ce continent ; en plus, la grandeur d'une tradition rend difficile l'adoption de méthodes d'éducation pour amateurs. Par contre ici, celui qui souffre le plus du manque de guide convenable, de discipline, au moment le plus décisif et le plus sensible, le vrai under-privileged child, c'est l'enfant doué.

Dans sa conférence aux éducateurs de musique (donnée à Washington en 1964), Buckminster Fuller a d é montré la folie des dépenses de millions de dollars pour l'éducation des adultes, une dépense qui n'est pas seulement hors de proportion comparée à celle pour les enfants, mais aussi hors de la réalité neurophysiologique du cerveau humain(2.)

Apparently we start life with a given total braincell capacity, component areas of which are progressively employed in a series of events which are initiated entirely in the brain of the individual by present chromosomic "alarm clocks…. " One by one the brain's alarm clocks and the chromosome " ticker-tape " instructions inaugurate use of the child's vast inventory of intercoordinate capabilities and faculties. The child is not in fact taught and cannot be taught by others to inaugurate any of these capabilities. He teaches himself - if given the chance - at the right time.

A l'âge de quatre ans, continue Buckminster Fuller, 50% de la capacité totale de l'enfant pour avancer est mise en fonction; encore 30% a huit ans, 12% à treize, le dernier 8% à dix-sept ans. Après cela on peut seulement se perfectionner. Si ces capacités ne sont pas utilisées à leur inception, elles s'arrêtent; bien que possible, il est très rare que des individus trouvent plus tard les moyens "de r o uvrir leur facultés cortexiales abandonnées" (3). Or, la plus grande partie de l'aide financière est dirigée aux études supérieures, aux "plus de dix-sept ans." "The great bulk of government educational funds is being applied 'after the horse has fled the barn' "(4)

Il est touchant de livre la grande sagesse que Buckminster Fuller attribue aux éducateurs de musique, qu'il adresse comme artistes, musiciens, qui ne sont jamais touchés par "les coutumes ignorantes de l'éducation de la société" et qui possèdent ce sens qu'il appelle compréhensiviste qui seul pourrait sauver le monde (5); c'est un sens qui dérive, d'après lui, de leur expériences de composition, d'orchestration et de direction (6) - ce qui veut dire, de leur connaissance profonde d'abord des lois de structure et de programming; puis des lois des combinaisons et de l'intégration ; et le tout avec le sens du moment juste.

Malheureusement, en musique aussi il y a des victimes d'un système illogique d'éducation, où les opportunités pour appendre, et tout aide financière arrivent "after the horse has fled the barn." L'enfant doué, quand les alarm-clocks réveillent ses capacités musicales, a besoin d'un centre où il peut mieux les développer. Le centre idéal est la maison, et après, ce que j'appelle l'école préparatoire. Le vieux conservatoire de type européen ne prépare pas les jeunes pour la réalité de la vie musicale d'aujourd'hui ; de l'autre côté, les départements de musique de type américain offrent une préparation qui arrive trop tard. A mon arrivée au Canada des Etats-Unis, c'était une surprise tellement agréable d'y trouver l'existence d'un système de conservatoires unifié dans le pays entier. Je pensais qu'il pourrait offrir une fusion splendide de la conception européenne et des explorations éducatives américaines. Je pensais surtout qu'il s'agissait d'un système de branches locales qui fonctionnaient comme de petits centres de radiation musicale. C'était bien déconcertant d'apprendre que pour des milliers d'enfants le mot conservatoire musicale ne signifiait qu'on syllabus et un examen dans le sous-sol d'une église.

L'établissement de tas de centres préparatoires paraît à certains rêveurs une solution à portée de la main. Ici à London, par exemple, il y aurait même un bâtiment idéal, déjà prêt, quand notre Faculté de Musique déménage cet automne. Dans un tel endroit, qui n'est plus une abstraction, l'enfant doué, guidé vers l'apprentissage d'une discipline artistique et non pas vers having fun, trouverait un centre offrant l'attention individuelle ainsi que la possibilité de suivre des cours; il y entendrait le répertoire de tous les niveaux qu'il va lui-même apprendre ; il s'y formerait des images vivantes grâce aux concerts et à la discothèque ; il pourrait donc cultiver son oreille, surtout l'oreille intérieure et développer son sens de structure rythmique à l'aide d'un rigoureux travail de solfège - cet outil essentiel qui est mystérieusement tout à fait n é gligé en dehors du Québec. Cette culture de base qui permet à l'enfant de former et de développer sa personnalité de musicien, et qui à l'avenir permettre tant d'épanouissement latéral aussi bien qu'en profondeur, est bien loin de ce que peut offrir l'éducation musicale des écoles publiques américaines. Le mot education employé pour définir un sujet qui est "tout préparé" par les éducateurs, plutôt qu'une longue et laborieuse acquisition personnelle, surprendrait William James qui pensait que "to be educated is knowing a good man when you see him." Le pouvoir de reconnaître, de déchiffrer les signes, de voir des rapports, demande en musique comme dans la vie une discipline perpétuelle, qu'aucun spoon-feeding, aucun short-cut, aucun smattering ne peut substituer. En même temps que les principes de self-teaching, c'est à l'école préparatoire que l'enfant doué devrait apprendre les habitudes et les attitudes qui préviennent l'exhibitionnisme musical.

Les meilleures écoles de musique du monde sont celles où l'instruction d'école primaire et secondaire est intégrée à leur structure. Il y a des exemples d'excellence sur ce continent, tel que l 'Ecole Nationale du Ballet, au Canada, la High School of Performing Arts de New York, la nouvelle North Carolina School of the Arts, qui incorporent les études régulières d'autres écoles d'une façon qui permet une intégration, un manque de gaspillage et de dispersion qu'on devrait bien pouvoir imiter dans chaque Province du Canada. Les cours de rattrapage à l'université sont de valeur négligeable, malgré tous leurs programmes de ear-training, de sight-reading, improvisation, transposition, quand malheureusement les alarm-clocks pour l'initiative et l'exploration personnelle, qui seules mènent à la maîtrise, se sont arrêtés depuis longtemps.

Ces centres d'études musicales, plus avancés et concentrés que ceux des écoles publiques, devraient pourtant entretenir des liaisons de fécondation réciproque avec les écoles primaires et secondaires, aussi bien qu'avec les universités. Du point de vue économique, quelle meilleure occasion pour nos diplômés, inquiets à cause du chômage, que de commencer leur apprentissage d'instituteurs dans ces écoles préparatoires ? Et du point de vue de la profession, à dix-sept, dix-huit ans, avec ses racines artistiques et culturelles déjà solides, le jeune musicien qui arrive à l'université peut choisir ses études dans un autre domaine sans rien pendre; et le jeune virtuose qui ne veut pas devenir un dinosaure, aura toute la possibilité d'explorer des horizons nouveaux à intégrer avec sa préparation.

La question des écoles préparatoires est donc une question de bon timing. C'est au bon moment que les jeunes élèves douées y apprendraient leur répertoire et y étudieraient la littérature et les matières fondamentales, ce qui maintenant ne se fait qu'à l'université et qui pourrait être analysé. A l'âge de leur grande flexibilité ils pourraient développer leur intelligence musicale comme instrument de sélection et de déchiffrement de codes artistiques ; leur jeune énergie leur permettrait d'accumuler ces expériences de jeu d'ensemble, de lecture, d'écoute de bon concerts, qui seules permettant la lente maturation d'un musicien. Les diplômés des écoles préparatoires devraient aider à l'établissement de centres semblables dans les petites villes du pays, qui donneraient des cours d'instruction plus complète aux jeunes de talent qui dépendent maintenant seulement des leçons privées. Ou bien les diplômés pourraient continuer leurs études : c'est après leur période de préparation que les études universitaires deviendraient pour eux le stage de perfectionnement - perfectionnement qui ne signifie ni spécialisation limitée, ni généralisation superficielle, mais cet épanouissement latéral et en profondeur que les universités de l'Amérique du Nord pourraient permettre à un degré beaucoup plus haut que les académies de perfectionnement européennes.

Buckminster Fuller nous rappelle que le changement dans le système d'école sera tellement rapide, que "si on ose et si on prend le pas le plus grand, on arrivera juste à temps." (7) La possibilité de ramification des études au niveau universitaire se présente d'abord dans les domaines de la radio et télévision, du cinéma et du théâtre, de la psychologie, de l'anthropologie et ethnomusicologie, de la critique musicale. L'expérience universitaire représenterait donc un travail de compréhension selon la conception de Buckminster Fuller, c'est à dire avec une "pénétration suffisamment profonde" dans les domaines en dehors de la musique pour permettre la meilleure intégration possible (8).

L'épanouissement et l'intégration devraient concerner d'abord les nouveaux moyens de communication, dont l'immense pouvoir est encore ignoré par nos programmes. La composition avec sons et images, l'expérimentation et l'enseignement de sa façon la plus originelle à travers la radio et la télévision, offrent des opportunités innombrables qui attendent encore à être développées et exploitées. Même pendant la guerre, c'était la radio en Europe qui a élevé toute une génération d'enfants autrement privés de la possibilité d'entendre la grande musique et ses interprètes. Non seulement sur le plan local et national, mais aussi à l'école préparatoire de musique et à l'université même, les programmes de radio et de télévision, en même temps que l'enregistrement vid é o, pourraient suppléer et enrichir les programmes d'études, par des documentaires, des analyses du jeu de grands interprètes, des leçons de toute sorte. "TV antennas [dit Bunkminster Fuller] bristle from the rooftops of everyone of the world's worst slums. The pipelines for great teachers to reach the eager brains of the otherwise underprivileged billions already exist." (9) Seulement l'université pourrait racheter la TV de sa dissipation actuelle ; on sait déjà l'impact que les récentes expériences avec la Open University ont eu en Angleterre : elles sont en harmonie avec tout ce que Buckminster Fuller a prévu. D'abord les programmes ne sont pas laissés entre les mains des spécialistes, mais d'une équipe intégrée d'académiciens, de pédagogues et de producteurs dont le travail reste personnel. Le résultat est loin de cette impersonnalité qu'on impute à la; bien au contraire, la présence, le sens d'intimité avec le professeur peuvent être plus forts que dans les classes encombrées des universités, ou dans les salles de concert. Ça ne veut pas dire qu'il ne vaut plus la peine d'aller à pied entendre un Buxtehude, mais si on ne le peut pas, la TV peut devenir un outil magique de substitution.

Le but de cette présence que des millions peuvent éprouver grâce à la TV est bien contraire au but de Glenn Gould, cet enfant terrible le plus doué au Canada, qui croit à une plus grande moralité dans les enregistrements radio télévisés que dans les concerts à cause de leur distance ; et il en fait la comparaison avec la guerre aux missiles qui est "slightly more moral" que celle avec les lances (10). Cette défense et cette approbation de "distances de plus en plus grandes" qui d'après Glenn Gould distinguent l'homme évolué du carnivore, rappelle le portrait que Buckminster Fuller donne des grands spécialistes, isolés comme les étoiles les plus reculées du firmament. En se rapportant à ce que Alfred North Whitehead avait écrit à ce sujet, il raconte comment le culte du spécialiste est né à Harvard au début du siècle. Le but était de créer des all-star culture teams imitant les all-star teams du baseball et du football américains. Mais le résultat de la séparation des départements était que les spécialistes qui en sont sortis manquaient du sens de la participation, de la coordination et de la coopération - c'est à dire du sens d'une structure totale que Buckminster Fuller appelle compréhensive. Les spécialistes étaient incapables d'intégrer leur découvertes pour le bien de leur société (11).

Dans la musique, l'idée de spécialiste, particulièrement de star de l'exécution, est alimentée, comme j'ai dit au début, par le culte de la compétition. J'ai souvent comparé le système qui fait que les jeunes canalisent leurs efforts vers le sommet avec un séminaire ou tous les séminaristes étaient instruits à devenir pape - au lieu de participer à une vie qui était bonne en elle-même, et dans laquelle, parfois, quelqu'un est choisi pour servir sur un degré de plus haute responsabilité. La prolifération de concours pour solistes nourrit de plus en plus cet esprit négatif de la compétition. La bonne intention, surtout dans les petits centres, d'aider les jeunes financièrement et de découvrir le talent du Canada, est frustrée par le mal, d'ordre aussi pratique que psychologique que ces concours perpétuent. D'abord, comme ailleurs, il est impossible pour les communautés musicales d'absorber dans des concerts tous les lauréats de chaque concours - local, régional, provincial, national, international, de cette année, des années passées et prochaines. Le désir de gagner, de battre les autres, qui dégrade le jeune artiste, est aussi le résultat du culte de la publicité qui seule crée actuellement ce public dont le jeune soliste a besoin pour son développement.

Pour les étudiants qui viennent à l'université et pour lesquels la compétition est la seule force propulsive qu'ils reconnaissent, il est très difficile d'acquérir un sens de service pour la musique ; et parce que l'attitude la plus commune est celle de get-rich-quickly, il devient très dur pour un professeur de leur faire comprendre la nécessité du long apprentissage sans lequel on ne peut pas former un musicien, développer un caractère, une personnalité artistique. Mais la tâche du professeur devient presque impossible quand la conception du stardom comme le seul but qui compte est soutenue chaque jour par la presse. Il y a par conséquent parmi les jeunes une tendance destructive de se comparer, de se mesurer toujours avec les autres, au lieu de prendre conscience de leur propre nature et de la cultiver. Comment peut-on contrebalancer l'effet de la façon même de la presse de faire de la publicité - par exemple pour Van Cliburn à Toronto: "The first ever Tchaikowski Competition winner, peforming the equally brilliant Emperor Concerto…. " Récemment dans le quotidien national The Globe and Mail et aussi dans la revue Mclean's, l'épithète second rate était accordée à deux jeunes pianistes canadiens, respectivement par un critique de télévision et par un photographe. L'un se demandait pourquoi ce pianiste (Marek Jablonski), qui savait si certainement être second-rate, continuait à jouer. L'autre déclarait qu'il refusait même d'aller écouter un pianiste (Claud Savard) auquel il faisait le reproche de ne pas être de premier ordre. Il y a tout un monde psychologique qui empêche l'étudiant de comprendre ce que Nadia Boulanger répétait sans cesse, que "Chaque pierre de la cathédrale est sacrée," c'est à dire, que la musique peut être servie, et a besoin de l'être, sur des degrés différents et tous également valides; et qu'un sommet de musiciens de premier rang est possible seulement en relation avec la solidité d'une base qui le soutient et le fortifie. A mon avis, les organisations qui soutiennent maintenant les concours locaux pourraient mieux contribuer à l'établissement d'écoles préparatoires en association aux écoles et aux universités, et les appuyer dans leurs activités de toute l'année. Ce n'est pas dans le vide, mais par cet appui à la base que le génie représentatif canadien peut se développer, avec de nombreuses couches de talents de second ordre qui l'aideront à se manifester. Probablement les deux critiques mentionnés n'ont jamais entendus les Gondoliers de Gilbert and Sullivan et leur "where everyone is somebody, no-one's anybody."

Après la radio et la télévision, c'est certainement le domaine de la critique musicale que les étudiants au niveau universitaire pourraient explorer. Ce n'est pas une garantie pour produire éventuellement la contrepartie canadienne d'un Schumann ou d'un Berlioz, mais à l'état actuel il n'y a pas d'assurance non plus de produire un Heine ou un Shaw. C'est que sur ce continent il y a aussi un culte spécial de l'opinion et pour ceux qui arrivent d'Europe, surtout s'ils ont connu la dictature, c'est toujours une grande expérience d'entendre la question posée aux enfants : "And what's your opinion, Johnny ?" C'est toute une nouvelle dimension. Mais malheureusement on découvre assez vite que ces enfants fortunés deviennent souvent des adultes qui croient que l'expression d'une opinion est plus importante que sa qualité. Pire encore, cette attitude est tolérée même dans le service de buts culturels, tels que les comptes rendus de la presse : il n'y a pas de distinction, telle qu'elle existe en Europe, pour déterminer d'abord de qui est cette opinion. En Italie, par exemple, ce sont les compositeurs renommés qui écrivent pour les meilleurs journaux : poètes, peintres, écrivains, pédagogues, musicologues, tous bien connus pour leur propre travail - qui est aussi sous les yeux de la critique ; et quand il ne sont pas disponibles, il y a le cronista qui décrit l'événement, peut-être les applaudissements, mais sans formuler un jugement, sans être nuisible, tout en restant utile en ce qui concerne les informations pour le public. Ce type de cronista pourrait bien remplacer certaines spécialistes de la critique musicale canadienne, jusqu'à l'apparition sur les pages des journaux des opinions des vrais path makers, comme Peter Brook a si bien appelés les critiques.

Les changements que M. Brook a apportés au théâtre et à la vie autour du théâtre d'aujourd'hui, sont les mêmes que Pierre Boulez promet dans la vie musicale. Je ne vois aucune autre manière de préparer les jeunes canadiens de talent pour cette nouvelle direction vers l'inconnu, que de les assister le plus tôt possible et de leur donner tous les outils à notre disposition afin qu'ils soient libres d'avancer seuls vers "la musique de la nouvelle vie." Il y a ce vieux conte des trois tailleurs de pierre qui travaillaient pendant qu'on construisait une cathédrale, et un voyageur demanda à chacun d'eux ce qu'il faisait. Le premier a répondu que c'était évident, il coupait des pierres ; le deuxième, qu'il était en train de gagner son pain ; et le troisième dit: "Moi, je bâtis la cathédrale." Si on demandait à nos étudiants ce qu'ils font quand ils travaillent leurs morceaux, la plupart répondraient qu'ils "répètent"; les autres, qu'ils travaillent pour leur récital, ou examen. Mais c'est seulement celui dont la préparation lui permet de répondre qu'il fait de la musique, qui pourra avancer, quels que soient les changements qui attendent la vie musicale.

Il faudrait que j'emploie d'autres images que pyramides et cathédrales pour parler du monde musical, peut-être dôme, puisqu'il signifie "un plan circulaire, bâti de manière à exercer la même poussée dans toutes les directions." C'est naϊ f et plutôt visionnaire, bien sûr, mais cela rappelle Buckminster Fuller et le titre de son livre qui contient le discours aux éducateurs de musique ; ce titre est Utopia or Oblivion. Ça vaut pour la musique aussi, c'est aussi notre préoccupation. Son discours se termine ainsi :

I think it is important that you realize that within the next ten years the world of science and the world of seemingly very pragmatic affairs may be turning to the world of music for leadership in fostering the spontaneous development of the most powerfully coordinate capabilities of evoluting life (12).

C'est une prospective plutôt inquiétante que d'imaginer le sort du monde confié à nos étudiants d'orchestration et de direction, sinon aux solistes. Mais peut-être, s'il y en a de plus en plus qui apprennent à faire de la musique, qui savent penser en structure, structure totale, alors nous pourrons mériter qu'on nous dise :

You…may be recognized as dealing with the sensitive mainspring of life itself, because of which you may find yourselves called by society to perform its most responsible task allowing life to succeed (13).

Il faut se dépêcher et préparer le terrain pour tous ces petits réveil-matins qui font signe.

University of Western Ontario

  1. In Utopia or Oblivion: The prospects for Humanity. Bantam, 1969, pp. 20-21.
  2. Op . cit., p. 25-26.
  3. Op . cit., p. 27.
  4. Op . cit., p. 26.
  5. Op . cit., p. 43.
  6. Op . cit., p. 38-39.
  7. Op . cit., p. 52.
  8. Op . cit., p. 41.
  9. Op . cit., p. 22.
  10. Interview with Edwin Newman on CBS.
  11. Op . cit., p. 33-34.
  12. Op . cit., p. 78.
  13. Op . cit., p. 79.

 

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